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La confiance et ISO 9000 en Chine

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La confiance et ISO 9000 en Chine

Par ZHENG Lihua

La société moderne, avec la mondialisation, l’extension dans le temps et l’espace des activités économiques et l’intensification des échanges entre les pays, se caractérise par une complexité telle qu’elle devient incontrôlable par le marché ou l’autorité. « Cette complexité a pour conséquence d’engendrer des incertitudes » (Thudroz et al., 1999 : 63). La certification ISO 9000 constitue l’un des dispositifs visant à réduire ces incertitudes. Elle a été conçue à l’origine pour créer une relation de confiance entre le fournisseur et ses clients. Or, créées en Occident, les normes ISO 9000 sont avant tout liées à une culture d’entreprise marquée du sceau occidental : « Les normes ISO produisent donc des effets organisationnels institutionnels et réglementaires, et comportent des éléments d’une nouvelle culture d’entreprise qui se réfère à l’Europe » (Beyer, 1999 : 195), et on peut lire derrière la certification la prégnance « d’un certain esprit protestant, dont la rigueur et l’austérité de ces normes témoignent » (ibid. : 203). Ces normes introduites dans les entreprises chinoises ne vont pas sans se heurter à de nombreux obstacles, économiques certes, mais souvent culturels. Notre article a pour objectif d’examiner, en nous appuyant sur une enquête effectuée auprès des entreprises chinoises, la réception des normes ISO 9000 en Chine en nous concentrant sur les problèmes rencontrés, et d’analyser les raisons socioculturelles qui les sous-tendent. Notre discussion sera axée autour de la confiance, notion qui, loin d’être universelle, reçoit, d’après nous, des significations et des valeurs différentes selon les cultures. Notre démarche se déroulera en trois temps. La première partie consistera en une analyse des visions du monde chinoise et occidentale, qui conduisent à des systèmes de contrôle social différents basés sur des types de confiance différents ; nous tenterons ensuite de souligner des différences dans la gestion des relations sociales, qui se trouvent à l’origine des problèmes rencontrés dans l’application des normes ISO 9000 en Chine ; enfin, nous étudierons les attitudes des Chinois et des Occidentaux devant une situation incertaine qu’ils maîtrisent de manières différentes.

1. Gouverner le pays : par les lois ou par l’homme ?

Toute société, pour pouvoir fonctionner, doit gérer ses hommes et maintenir un ordre social. Mais les sociétés peuvent différer dans leurs manières de gérer en fonction de leurs situations géographique, économique et politique, et des traditions culturelles qui s’y rattachent. Selon Liang Shuming (1893-1988), l’un des plus éminents intellectuels chinois du XXe siècle et considéré comme le dernier confucianiste en Chine, les sociétés antiques -la Chine comme les pays occidentaux- devaient se ressembler. C’est le développement qui les a séparés : l’Occident s’est orienté vers la morale individualiste prônée par le christianisme alors que la Chine s’est tournée vers la morale relationnelle prônée par le confucianisme (Liang, 1996 : 86). Ces deux morales ont engendré deux manières de gouverner : la gouvernance par les lois et la gouvernance par l’homme. La gouvernance selon les lois est avant tout un concept occidental, dont l’origine remonte à la Grèce antique, berceau d’une civilisation maritime qui voit émerger très tôt les activités commerciales en raison de la situation géographique du pays composé de nombreux îlots. L’activité commerciale se caractérise par la mobilité des acteurs, l’échange avec des individus extérieurs à la famille, et la négociation des intérêts entre les partenaires, ce qui conduit naturellement à la pratique de conventions permettant de régler des conflits. A cette raison sociale s’ajoute l’idéologie religieuse. Selon le christianisme qui prône le rachat du péché originel, l’homme est par nature mauvais, manquant de franchise et d’honnêteté et ne pensant qu’à ses propres intérêts. Les philosophes contribuent de leur côté à la conception de la gouvernance par les lois. Selon Aristote, on ne doit pas compter sur l’homme. A la question « entre les deux types de gouvernance, celle par un homme bon et celle par les lois, laquelle est meilleure ? », il affirme que gouverner par les lois est bien meilleur que gouverner par l’homme (cité par Zhang, Zong, 2002 : 270). La norme ISO 9000 est en fait fondée sur cette idéologie occidentale de base. Le taylorisme, dont dérive le système ISO 9000 (pouvant lui-même être considéré comme une forme de néo-taylorisme (Beyer, 1999 : 31)) a en fait pour postulat majeur la méfiance vis-à-vis du salarié. « L’ouvrier est réputé paresseux, « systématiquement flâneur », prompt à la ruse et à la dissimulation, d’où la proposition d’une direction scientifique et d’une science du travail, dépossédant les ouvriers de leurs savoirs et les dévoluant aux directions d’entreprise » (Thudroz et al., 1999 : 4). La norme ISO 9000 a pour objectif de créer une confiance entre le fournisseur et ses clients, néanmoins il ne s’agit pas d’une confiance fondée sur l’homme, mais d’une confiance institutionnelle garantie par des dispositifs réglementaires objectifs, organisationnels ou techniques. Elle est « associée à la structure formelle du système social ou des sous-sytèmes, indépendamment des attributs individuels » (ibid., 1999 : 222) et par conséquent considérée comme plus objective et impersonnelle. Le fonctionnement de l’entreprise prôné par ISO 9000 est également fondé sur l’écriture : les ouvriers transcrivent d’abord leurs actes puis agissent en fonction de ce qu’ils ont écrit, comme si la production pouvait être effectuée sans le dynamisme des agents et l’interprétation des acteurs. « Les agents se fieraient alors aux systèmes de règles, et non aux personnes, qui sont réputées faillibles » (ibid., 1999 : 216). Contrairement à l’idéologie occidentale mettant l’accent sur les règlements, la culture chinoise préfère accorder la confiance à l’homme qui est considéré comme étant de première importance dans ce monde. Depuis des milliers d’années, les Chinois ont l’habitude de parler d’un bon ou d’un mauvais empereur et discutent peu du système gérant le pays : Selon Su Xun , « un pays prospère grâce à la présence d’un seul homme exceptionnel et un pays se ruine par l’absence de cet homme (cité par Faure, 2003 : 68). Comme le concept occidental de gouvernance par les lois, le concept chinois de gouvernance par l’homme a également ses bases économiques et théoriques. La culture chinoise est issue d’une civilisation continentale (par opposition à la civilisation maritime) fondée sur l’agriculture et caractérisée par la stabilité de la population, la prévisibilité de la situation et la répétition des activités. Dans la société où domine la production agricole, la famille constitue une unité de base ainsi que le note Liang Qichao : « l’unité de base de la société chinoise n’est pas l’individu mais la famille » (cité par Zhang, Fang, 1994 : 344). Le pays et la famille relèvent d’une même structure car le pays entier est considéré comme une famille élargie , et l’on gère le pays comme on gère la famille. Une famille a pour caractéristique fondamentale le lien du sang nouant ses membres et la gestion à l’intérieur d’une famille se voit naturellement basée sur l’affectivité et non pas sur le règlement. Le confucianisme, lui-même issu de cette culture de famille, vient à l’appui de la gouvernance par l’homme. Pour Confucius, l’homme est né avec une neutralité bienveillante : « la nature rapproche, la coutume éloigne » ; pour Mencius, l’homme est fondamentalement bon. Le confucianisme définit l’idéal du gouvernement en termes suivants : « Wei zheng zai ren » (为政在人) qui signifie en français : « gouverner pour l’homme et par l’homme », c’est-à-dire que le gouvernement implique non seulement celui qui gouverne, mais aussi ceux qui sont gouvernés. Si un bon gouvernement doit reposer sur l’homme, c’est parce que c’est l’homme qui crée des lois, qui les applique et qui les adapte à des situations concrètes en fonction des changements permanents et difficilement prévisibles par les lois. C’est l’homme qui est la pierre angulaire de ce monde.

2. Gérer les relations sociales : par la raison ou par le sentiment ?

Bien que dans la culture occidentale, la gouvernance par les lois prime, l’homme n’y est cependant pas négligé. Au contraire, depuis la Renaissance, le courant occidental dit humaniste « place l’homme et les valeurs humaines au-dessus de toutes les autres valeurs » (Petit Larousse, 1988 : 55) et pour la philosophie des Lumières, chaque homme est libre, chaque homme trouve librement, par le travail de sa raison, les chemins de sa propre destinée. Mais si chaque homme est libre et qu’il peut faire ce qui lui plaît, comment organiser la vie sociale et maintenir l’ordre social ? « Les lignes principales de cette vie en société sont tracées dans le Contrat social de Rousseau, qui devient le modèle de tous les régimes en Occident » (Faure, 2003 : 60). L’individu est libre à condition de respecter la liberté des autres. Il est ainsi libre lui-même puisque la société respecte sa propre liberté. L’individu signe donc une sorte de contrat social qui lie sa liberté à celle des autres et fixe les règles de la vie en société en lui reconnaissant des droits fondés sur sa propre liberté, et des devoirs fondés sur le respect de la liberté des autres. C’est sur cette raison qu’est fondée la gestion des relations sociales. Nous venons de constater pour le côté chinois, que la gouvernance par l’homme est affirmée par le fait que la culture chinoise place l’homme au centre et défend des valeurs reliées à l’humain. Or, l’affirmation chinoise de la valeur de l’homme reçoit une forme fort différente de l’affirmation occidentale. Dans la culture chinoise, l’homme est défini non pas en tant qu’individu libre mais dans sa relation aux autres, et uniquement dans cette relation. Ce qui organise la vie sociale chinoise, c’est le respect des morales prônées par le confucianisme dans les cinq rapports fondamentaux qu’engage un homme : entre le prince et le ministre, entre le père et le fils, entre le mari et la femme, entre l’aîné et le cadet, et entre amis. Dans ces cinq rapports, l’homme n’apparaît pas en tant qu’individu mais en tant qu’être social occupant une place définie par rapport à un autre être social formant avec lui une paire : le père est défini par le fils et vice versa ; on ne saurait prétendre être mari si l’on n’a pas de femme et vice versa. La particularité chinoise de ces cinq rapports, qui existent en fait dans toute société, est qu’ils constituent la base de l’organisation sociale : « dans la société chinoise, les relations humaines sont devenues un ordre social et un moyen que la société possède pour contrôler ses membres, ce qui semble impossible dans une culture chrétienne » (Liu, Lin, 1987 : 303). On y parle également des droits et des devoirs comme dans la culture occidentale, mais il ne s’agit pas de droits fondés sur sa propre liberté, ni de devoirs fondés sur le respect de la liberté des autres, car dans la culture chinoise, si chacun a ses droits et ses devoirs (le père doit montrer de la bienveillance et le fils de la piété filiale ; l’aîné de la gentillesse et le cadet du respect ; le mari le sens des responsabilités et la femme celui de l’obéissance ; le vieux de l’amabilité et le jeune de la docilité ; le prince de l’indulgence et le ministre de la fidélité), ses droits et ses devoirs ne sont pas définis par rapport aux autres individus de la société en termes généraux mais par rapport à l’autre de la paire constituée ; le droit de l’un est en même temps le devoir de l’autre ; si l’un n’accomplit pas ses devoirs, il perdra automatiquement ses droits, car l’autre pourra se sentir libéré de ses devoirs. La légitimité des droits est ainsi fondée sur l’accomplissement des devoirs. Chacun agit selon son rang, respectant les devoirs inhérents à sa charge. Le confucianisme définit ainsi l’homme social par le caractère “仁”(ren) dont la composition est ici révélatrice : homme + deux, c’est-à-dire que l’on ne peut définir un homme que par rapport à un autre homme. (Zheng, 1995 : 60). On voit par là que c’est la structure familiale qui constitue le fondement de l’organisation de la vie sociale chinoise, ainsi que l’affirme Lin Yutang : « Le régime familial est la racine de la société en Chine, de laquelle dérivent toutes les caractéristiques sociales chinoises. La Famille et le Village, qui n’est que la Famille à une plus grande puissance, expliquent tout ce qui est difficile à comprendre dans la vie sociale chinoise ». (Lin, 1997 : 190). Comme la gestion entre les membres d’une famille s’appuie principalement sur l’affectif et que la société est en fait une famille élargie, l’organisation de la vie sociale est régie par une logique de sentiments qui implique, contrairement à la gestion par règlements, autorité personnelle, confiance, liens de sang et de réseau, bonne entente et harmonie dans les relations, prise en compte de la situation, etc. Ces deux types d’organisation sociale, l’une fondé sur le contrat social, l’autre sur les relations humaines, sont à l’origine de nombreux conflits que nous avons pu observer dans l’application des normes ISO 9000 en Chine. 1) La gestion des relations sociales chinoises, notamment entre proches comme les membres d’une famille, des collègues, etc. repose principalement sur la parole caractérisée par l’implicite, l’imprécis et l’environnement situationnel, et la primauté est accordée au sentiment par rapport à la règle. Or, les normes ISO 9000 demandent de tout écrire, de tout expliciter et de tout tracer en dehors de toute situation. C’est pour cette raison que certains Chinois estiment ces normes « froides » et « sans sens de l’humain » ; ils ont l’impression de « devenir une machine » appliquant des consignes écrites. Selon les normes, un ouvrier qui découvre un défaut dans le travail de son collègue travaillant en amont de la chaîne, doit lui rédiger une note marquant la non-conformité à la qualité, mais beaucoup d’ouvriers chinois préfèrent suggérer oralement le problème pour ne pas nuire à la bonne entente : « L’écrit peut vraiment avoir un mauvais effet sur les relations. Si tu notes par écrit des défauts des collègues, cela pourra leur valoir de la part de la direction, une critique ou une punition. Lorsque tu leur apportes la note, ils sont mécontents. Donc, très souvent, nous préférons ne pas écrire mais leur apporter directement les produits et leur indiquer des défauts, ils acceptent et ils sont contents. Si le défaut est trop gros ou si le collègue n’accepte pas de le corriger, je demande au chef de l’équipe de lui en parler. » (opérateur, 25 ans) On voit par là qu’il est difficile d’appliquer à la lettre les normes ISO 9000 dans le travail quotidien. 2) Dans la vie sociale chinoise, les Chinois insistent sur la confiance interpersonnelle établie dans les réseaux de relations alors que les normes ISO 9000 veulent précisément éliminer la confiance personnelle considérée comme faillible et laisser les réseaux de relations dans l’ombre comme s’ils n’existaient pas. Ce qui importe pour les Occidentaux, ce sont les contrats : contrat entre le fournisseur et le client, contrat entre le patron et les ouvriers, contrat entre les collègues définis par les normes ISO 9000 comme une relation de fournisseur à client… Les Chinois recourent aussi au contrat, mais n’y attachent pas autant d’importance que les Occidentaux. Pour les Chinois, s’il n’y a pas de confiance entre les partenaires, un contrat restera lettre morte. Par ailleurs, la signature du contrat marque le début d’une coopération qu’il est essentiel d’entretenir par des gestes amicaux permettant de maintenir ou renforcer la confiance. La confiance n’est pas seulement « l’amont qui rend possible le contrat » (Pardeise, Porcher, 1991, cité par Thudroz et al., 1999 : 18), mais représente également la condition garantissant sa bonne application. Un Chinois travaillant dans une entreprise française se plaint ainsi de l’incompréhension de son directeur français : « Nous avons un client chinois important. Chaque fois que je dis à mon directeur français que je voudrais inviter le client chinois à dîner, il ne comprend pas. Il me demande : ‘voulez-vous me donner les raisons de ce dîner puisque nous avons déjà eu le contrat’. Je lui explique qu’une relation de confiance entre le client et nous est importante pour l’application du contrat et pour une future coopération, mais il me fait une tête montrant qu’il est peu convaincu. » (directeur de vente, 35 ans) Si le contrat continue, c’est parce que la confiance sur laquelle il est fondé continue à être nourrie, demandant des signes d’amitié et des preuves tangibles des efforts déployés pour atteindre les objectifs de l’alliance. 3) Dans la société chinoise, d’une part, les relations sociales sont calquées sur les relations humaines (on doit respecter son supérieur comme son père ; on doit aimer ses subordonnés comme son fils) ; d’autre part, les relations humaines se trouvent déformées, car elles se voient imposer une signification de pouvoir. Il s’agit de rapports hiérarchiques qui ne laissent pas la place à une réelle égalité entre les deux pôles formant une paire relationnelle. Il y a ce qu’on appelle « trois dominations » : le prince domine le ministre, le père domine le fils, le mari domine la femme (Wang, Wang, 1988 : 202). La hiérarchisation en Chine constitue la voie à l’ordre social. « La hiérarchisation, c’est ce qui a maintenu le calme dans la Chine pendant des millénaires » (Liang, 2000 : 38). Pour cette raison, il y a chez les Chinois un fort sens de l’autorité personnelle. Il est normal de ce fait qu’une personne décide de tout, de manière absolue et que tout le monde lui obéisse, sans restriction. Les normes ISO 9000 font croire que les documents contrôlent le travail de l’entreprise. Les Chinois, eux, considèrent que celui qui fait vraiment force de loi, c’est le patron considéré comme ayant le même statut que le père de famille et ils ne pensent pas que l’autorité de ce dernier puisse être facilement remplacée par les normes ISO 9000. Au cours de notre enquête, nous avons constaté que souvent les opérateurs ne suivent pas les règlements écrits mais n’osent pas contrarier les ordres de la direction. Une raison est qu’ils comprennent bien la situation dans l’entreprise : les règles sont faites et appliquées par l’homme et l’homme le plus puissant est le patron ; les règles sont « mortes » alors que l’homme est « vivant » ; si l’on veut continuer à rester dans l’entreprise, il faut suivre l’homme et non pas les règles. « On dit souvent que les normes ont une autorité absolue mais en fait dans une entreprise, celui qui a vraiment de l’autorité, c’est le directeur. Les règles ne suffisent pas. Par exemple, quand nous trouvons dans le travail des problèmes émanant d’une section, nous lui passons, selon les normes, une note pour qu’elle corrige les fautes, mais il arrive souvent qu’elle ne nous réponde pas. Mais dès que le directeur intervient, les problèmes se résolvent rapidement. Dans ce cas, la procédure est moins autoritaire que la parole du directeur. Qui ose enfreindre l’ordre de la direction ? Elle a toujours le droit de vous renvoyer. » (employée, 25 ans) En effet, face à deux ordres contradictoires, l’un défini par les normes ISO 9000, l’autre dicté par le directeur, les opérateurs chinois choisissent de suivre les ordres du dernier aux dépens des premières.

3. Maîtriser l’incertitude : par le plan ou par la flexibilité ?

Gérer l’incertitude est un problème fondamental qui se pose à tous les êtres humains. Ce qui diffère d’une culture à l’autre doit être recherché dans les manières de maîtriser une situation incertaine. Les Occidentaux choisissent de prévoir l’avenir afin de réduire l’incertitude au maximum. Ils partent d’un plan dressé d’avance, cherchent des moyens adéquats au but fixé et construisent la réalité sociale visée par le plan. Dans ce modèle d’action, que François Jullien qualifie de logique de la modélisation (Jullien, 1996 : 54), la réalité sociale est une sorte d’application de la théorie conçue d’avance (ibid. : 46) : « Un des gestes les plus caractéristiques de l’Occident moderne : tous en chambre, et quels que soient les rôles, le révolutionnaire trace le modèle de la cité à construire, ou le militaire le plan de la guerre à conduire… Autant de schémas projetés sur le monde, et marqués d’idéalité, qu’il faudra bien ensuite, comme on dit, faire entrer dans les faits » (ibid. : 13). Cette image décrite par François Jullien se retrouve dans les normes ISO 9000 qui cherchent à planifier et prévoir tous les événements possibles, afin de réduire au maximum l’incertitude. Contrairement à cette préférence marquée des Occidentaux pour la planification à laquelle ils ont besoin de s’accrocher non seulement pour s’engager dans le futur mais aussi pour se rassurer psychologiquement , les Chinois sont plutôt portés à concentrer leur attention sur des situations, des circonstances, le cours des choses, et ce que suggère le caractère shi (势) que l’on traduit généralement par « disposition » ou « propension », tel qu’on s’y trouve engagé, pour en déceler la cohérence et profiter de leur évolution. En effet, la mentalité chinoise s’est forgée dans la familiarité avec les notions de circulation, d’évolution, d’impermanence, de fluidité, de changement, qu’on peut opposer à la définition, à la certitude, à la stabilité d’une vérité, etc., ainsi que le souligne Liang Shuming, « la métaphysique chinoise, depuis la plus haute antiquité, telle qu’elle est en Chine sous-jacente à toute recherche intellectuelle, est d’abord et avant tout une pensée du mouvement, non pas une réflexion sur ce qui est immobile » (Liang, 2000 : 129). Puisque l’attention des Chinois est concentrée sur le mouvement, il est naturel que leur méthode soit différente de celle de l’Occident. « A l’opposé des concepts statiques dont on se sert pour aborder des problèmes concrets, les explications du changement recourent à une terminologie abstraite : yin et yang, Ciel et Terre, qui ne se réfèrent à aucune matière cernable » (ibid. : 129). Il s’agit pour François Jullien d’une logique de processus (Jullien, 1996 : 54) selon laquelle la réalité sociale est une exploitation (ibid. : 46) du potentiel impliqué dans une situation donnée. Comme les circonstances changent en permanence et se révèlent souvent imprévues, voire imprévisibles, résultant d’une transformation continue selon le Yijing , il n’est guère possible de prédéterminer le cours des événements en fonction d’un plan dressé d’avance, comme idéal à réaliser, et qui serait plus ou moins définitivement arrêté (Jullien, 1996 : 32). Ainsi, les Chinois ne cherchent pas à maîtriser directement l’incertitude qui contient pour eux du potentiel, mais à la recueillir, en en observant attentivement et avec patience le déroulement, afin de saisir, le moment venu, une opportunité qui surgit. L’important pour les Chinois est de garder la souplesse et la disponibilité devant une incertitude, de savoir s’adapter à la situation et de laisser advenir l’effet désirant en exploitant le mieux possible le déroulement des événements. La méthode chinoise consiste ainsi à prendre appui sur le potentiel inscrit dans la situation, à se laisser porter par lui au cours de son évolution et à laisser advenir l’effet désiré. Dans notre enquête, nous entendons souvent les Chinois se plaindre de la rigidité des normes ISO 9000, parce que celles-ci n’ont pas pris en considération les facteurs d’incertitude dans le travail, comme l’exprime un ingénieur chinois : « Le marché n’est pas aussi parfait qu’on l’imagine. Le système ISO n’a pas pris en compte les facteurs incertains. Il est trop peu flexible. La situation change à tout moment et les normes ISO 9000 refusent l’imprévu. Elles sont trop rigides. » (ingénieur, 39 ans) Une autre critique porte sur le refus de l’adaptation à la situation concrète : « Je pense que c’est trop compliqué. La certification est un système complet mais je pense qu’elle est trop rigide. Puisque les champs d’exploitation des entreprises sont différents, il faut changer quelques règles d’après les situations concrètes. Nous devons écrire quelque chose qu’on n’utilise pas, par exemple les procédures. Certaines règles sont trop détaillées et le personnel de l’entreprise est trop limité pour assigner une personne spéciale à un poste. Il faut savoir changer un peu. » (employée, 28 ans). Ainsi, la flexibilité joue un rôle important dans l’efficacité chinoise. Elle est pour les Chinois une qualité pour trouver la bonne voie. La conception du monde envisagé comme immobile et saisissable conduit les Occidentaux vers le contrôle et la planification, alors que l’idée de la transformation continue amène les Chinois à adopter la flexibilité : « Quand la voiture arrive au pied d’une montagne, il y aura toujours une route » , pensent-ils avec quiétude.

Conclusion

Dans cet article, nous avons essayé de montrer, à travers la description des réalités de la certification ISO 9000 en Chine, à quel point sont remarquables les divergences qui peuvent exister dans une notion en apparence simple qu’est la confiance mais qui prend en réalité des formes différentes basées sur des schémas culturels situés au plus profond des mentalités. Toutefois, plusieurs mises en garde semblent nécessaires dans cette conclusion. D’abord, une analyse interculturelle comme la nôtre, ne saurait être considérée comme un jugement de valeurs sur des cultures différentes. Le plus important serait de prendre conscience, comme le souligne Kamenarovic, de « la non-universalité de ce que chacun croit être une image de l’homme en général, et que chaque culture véhicule comme telle » (Kamenarovic, 2001 :130). Puis, notre article s’est sciemment limité aux problèmes rencontrés par les entreprises chinoises dans l’application des normes ISO 9000. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’effets positifs de ces normes en Chine. La prise en considération du contexte nous semble indispensable dans cette analyse. Les entreprises chinoises se trouvent en fait devant un dilemme difficile à résoudre. Pour s’intégrer au marché international et à la mondialisation économique, elles se voient dans l’obligation urgente de demander la certification ISO 9000, mais ce système, lui-même produit de la culture européenne et ayant pour support des structures entrepreneuriales de type européen, est loin de correspondre à la mentalité des Chinois, aux pratiques traditionnelles des entreprises chinoises, ou au contexte socio-économique du pays. Enfin, montrer l’incompatibilité des normes ISO 9000 avec la culture chinoise et l’insuffisance des conditions économiques du pays ne signifie point que la Chine devrait refuser le système de normalisation économique. Bien au contraire, il s’agit de redoubler d’efforts dans l’adoption des normes internationales d’abord parce que face à la mondialisation, il n’y a pas d’autre choix, ensuite parce que le système ISO 9000, saisi dans son rôle de médium, possède une force créatrice, c’est-à-dire qu’il peut influencer positivement des mentalités, modifier des comportements et changer des pratiques d’entreprise tout comme l’apparition de l’écriture, du papier et d’Internet ont apporté de profonds changements au monde.