Les yeux bandés de la justice dans l’iconographie européenne et italienne: raisons politiques, sociales et culturelles de ce détail - 中欧社会论坛 - China Europa Forum

Les yeux bandés de la justice dans l’iconographie européenne et italienne: raisons politiques, sociales et culturelles de ce détail

Auteurs : Daniela Bifulco

Résumé

L’histoire des images de la justice trouve son explication, sa genèse et ses développements non seulement dans le besoin de penser par images, mais aussi dans des idéologies et des stratégies politiques bien précises, qui visent tantôt à limiter la sphère du pouvoir judiciaire, tantôt à affranchir ce dernier du poids de la tradition et de l’influence religieuse (et notamment papale, en Italie), ou bien encore à souligner les vices et les faiblesses du judiciaire.

On peut en trouver la preuve dans un détail sur lequel je voudrais concentrer mon intervention, détail apparu dans l’iconographie judiciaire européenne à la fin du XVème siècle: la justice aux yeux bandés (image n° 1, « I litigiosi. Allegoria della giustizia bendata», tirée de « die Narrenschift » (la Nef des fous, 1494) de Sebastian Brant, image attribuée avec une marge d’incertitude, à Dürer).

A)Commentaire de l’image n°1: ce détail (les yeux bandés) était inconnu dans la tradition italienne, pour laquelle, au contraire, la vue de la justice était un attribut essentiel dans la représentation iconographique.

Raisons politiques, juridiques et culturelles qui expliquent l’entrée en scène des yeux couverts de la justice, ou des yeux des juges eux-mêmes (image n° 2, «La pazzia dei giudici ciechi » Le Tribunal des fous, tirée de « Constitutio penalis Bambergensis, Mainz, 1507), en Allemagne (image n° 3, la justice de Cambise, par Gérard David. 1498).

Une des raisons : la corruption des juges. Mais il s’agit, là, surtout d’un prétexte politique choisi par le souverain qui voulait contrebalancer le poids trop important du juge dans la société, son attachement aux mœurs et au droit coutumier et son refus du droit écrit.

Derrière l’apparition de la justice aux yeux bandés, il y avait donc la lutte entre le droit écrit, posé par le souverain (un droit dirigé par la volonté du souverain) et le droit coutumier (un droit flexible, ouvert à la négociation et aux influences des intérêts locaux, donc un droit qui se prêtait aux abus des pouvoirs discrétionnaires du juge). Ce combat sera gagné par le souverain avec la Constitution pénale de Bamberg, 1495, premier code pénal de l’âge moderne (image n° 2).

B) A partir de la fin du XVième siècle, et dans les décennies suivantes, on note la coexistence de deux significations de l’image de la justice aux yeux bandés: synonyme de corruption, d’aveuglement, incapacité à distinguer le bien du mal, passivité (image n° 4, « Melancolia », par Dürer) d’un côté, et symbole de vertu, d’impartialité de l’autre coté (images n° 5 et 6 « Giudice in preghiera al cospetto della giustizia bendata », sculpture, Guillaume Dannole, 1552; « Giustizia bendata » tirée de la Constitution pénale de Worms, 1531). Voir R. Jacob, à ce propos, p. 233.

Cette duplicité de la justice est bien visible dans « la Giustizia bifronte », par Joost de Damhouder, 1567 (image n° 7).

C) Le rôle de Luther et de la Réforme protestante dans les images de la justice (image n° 8, « Lutero e la giustizia », par Peter Vischer).

Question que je me suis posée et à laquelle je ne trouve pas de réponse…Je suis en train d’y réfléchir. Il ne doit pas s’agir d’un hasard si la justice aux yeux bandés fait son entrée en scène dans un pays protestant, où le rapport à la vérité est très différent du rapport à la vérité pour les catholiques. Et ce n’est pas un hasard non plus si la justice reste les yeux ouverts en Italie, patrie de l’Inquisition…)

D) L’Italie: la justice qui voit tout. La réaction d’étonnement des artistes italiens à la « mode » allemande de bander les yeux de la justice. Andrea Mantegna, par exemple, qui discute avec Battista Fiera sur la façon idéale de reproduire la justice en peinture (tout est possible, argumentait Mantegna, excepté bander les yeux à la justice!).

Mais il est vrai aussi que les Italiens connaissaient l’allégorie des yeux bandés, même si le sujet aux yeux bandé n’était pas la dame-justice, mais le Christ.

Jésus avec les yeux bandés, raillé, est le témoignage le plus connu dans la peinture italienne de l’injustice (image n° 9,  « Cristo deriso », par Beato Angelico, 1540 circa, image n°10, G. Valeriano e G. Celio, « Ludibrio di Cristo nel pretorio », 1596).

L’image du Christ aux yeux bandés et moqué résume, dans la peinture italienne, toute la critique à l’égard de la justice rendue par les êtres humains.

Après le Moyen Age, se développera en Italie un mouvement d’iconographie judiciaire partagé entre un emprunt d’origine clairement religieuse et la tendance de la justice à se « laïciser »: on verra la « migration » des images de la justice (aux yeux ouverts) vers les palais de la vie politique (Comuni, Palazzi Comunali, surtout en Toscane, en Ombrie et en Emilie Romagne).

Ce partage entre tradition religieuse et laïcité progressive dans l’iconographie judiciaire italienne est évidente dans « la Giustizia » par Giotto (image n° 11, Cappella degli Scrovegni, Padoue), où la justice est décrite par Giotto à travers son contraire, l’injustice: vision très laïque de la justice, inspirée par Aristote, selon lequel une vertu ne peut être comprise qu’à partir de son contraire).

La justice dans les palais communaux de l’Italie du centre-nord (image n° 12: A. Lorenzetti, « il Buon Governo », palais communal de Sienne, Toscane).

Ce qu’en Italie, on refusait de peindre (la justice aux yeux bandés), on le retrouve dans un discours de Machiavel (1520), qui parle de l’exigence de bander les yeux de la justice pour lui rendre sa vertu. Laïcité dans la pensée de Machiavel (je traduirai un très beau passage de ce discours).

E) Je voudrais conclure avec une actualisation du rapport entre « vision » et justice dans l’Italie d’aujourd’hui, qui nous conduit à la tradition de la peinture « infamante », caricaturale et satirique (voir Jacob): la vidéo du juge Mesiano (qui a condamné Berlusconi à payer 700.000 euros), filmé à son insu par une chaîne de télévision appartenant à ce dernier. Tradition malheureusement dépouillée, dans ce cas, du bénéfice de l’art et de la beauté que la peinture caricaturale du XV et XVI avait su assurer…

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